QUELQUES EXTRAITS AVEC AVANT PROPÖS ET 4ème DE COUVERTURE.
AVANT – PROPOS
Pour rédiger cet ouvrage, j'ai utilisé certaines langues vernaculaires que j'entends, comme beaucoup, sans pour autant les avoir étudiées dans le texte, ce qui explique l'approximation de certaines orthographes.
Mais j'ai pour fierté d'avoir respecté, si ce n'est la lettre en son entier, tout du moins l'esprit ! C'est pourquoi je demande aux puristes de ne pas me tenir rigueur quant aux fautes qu'ils pourront relever.
Pour le breton que je suis et le marin que j'étais, la perspective de mêler deux régions qui me sont chères, et que pourtant tout oppose, géographie, climat, langue, culture… m'a séduit. D'où l'idée de confronter des personnes venant d'horizons différents à une époque où le français n'était qu'un passeport et l'habit faisait le moine.
Dans le temps où évoluent les personnages de cette histoire, les navires naviguaient uniquement à la voile et les remontées mécaniques permettant de "s'aller excursionner" au sommet du Sancy n'étaient pas inventées.
Les maisons bretonnes et cantalou(es ?) se chauffaient uniquement à la cheminée et l'on s'y éclairait à la chandelle.
Ce livre est une fiction !
Hormis les lieux ainsi que tous les évènements historiques relatés, le reste n'est qu'imagination.
La lourde main du capitaine Michel Le Floch se pose sur l'épaule d'Erwan (1) Kergoat, deuxième lieutenant à bord de la frégate "la belle-Marie".
Accoudé à la lice, et perdu en ses pensées, ce dernier n'a pas entendu les pas du capitaine s'en venant le trouver.
- Alors mon ami, toujours décidé à déposer votre sac à terre à notre arrivée An Oriant (2) ?
- Dame oui capitaine, contraint et forcé. Dans mon état je ne pourrai guère vous être de grande utilité…
- Souffrez-vous encore beaucoup ?
- Vous répondre que me voici devant vous en grande santé serait mentir capitaine.
Il est de fait que l'immense balafre zébrant la poitrine et le ventre d'Erwan Kergoat élance fort douloureusement. Il doit se faire violence d'afin pouvoir demeurer sur ses jambes. La résultante d'un coup de cuillère à pot (3) reçu lors de l'abordage d'un vaisseau de haut-bord hollandais sous la latitude du cap Finistère. Un rude combat se soldant par la prise du bâtiment par le corsaire.
Erwan Kergoat ne doit sa survivance qu'à la dextérité du chirurgien du bord, praticien fort expérimenté en ce genre de blessure.
- Je m'en va vous regretter Erwan… Et avez-vous déjà pensé à votre après ?
- Point encore capitaine. Il me faut maintenant prendre repos d'avant envisager. J'aurai ainsi tout loisir d'y réfléchir.
- Mais où comptez-vous donc déposer votre sac ?
- J'ai, par héritage de mes défunts parents, ma petite maison qui m'espère à Keroch.
1 – breton : Yves
2 - ancienne orthographe de la ville de Lorient. En breton ancien, An Oriant
3 - dans l'ancienne marine à voiles, sabre d'abordage
- Possédez-vous de quoi subvenir pour le moins à vos besoins ?
- Largement capitaine, d'autant que j'ai fait placement de la majeure partie de mes avoirs.
- J'en serai, Erwan Kergoat, dès que nous en aurons terminé des inventaires et estimations de nos prises, de vous faire visite et vous remettrai votre part de prises. Mais en cette attente, vous sentiriez-vous de partager le repas de ce soir en ma compagnie ? D'autant car ce sera votre dernier repas à bord au vu que nous rallions An Oriant demain…
- Ce sera avec grand plaisir capitaine, mais je vous prie d'excuser à l'avance mon inappétence. Ma faim n'est point encore revenue.
- Ce n'est pas problème mon garçon car j'aime pouvoir converser avec vous.
Doucement, la belle-Marie fortement handicapée par ses nombreux dommages et avaries occasionnés par le dernier combat, poursuit son cap vers An Oriant, suivie à vue par leur prise. Une partie de l'équipage du corsaire, sous les ordres du premier lieutenant, Yann Le Bars, se trouve à bord du bâtiment hollandais afin d'en assurer conduite et manœuvre. Tous les bataves survivants ont été débarqués à bord de canots (1) à proximité de la cote espagnole.
Ce dernier abordage a creusé de nombreux vides dans l'équipage du français et les manœuvres s'effectuent au ralenti.
Heureusement la mer est calme et le vent de surdoit (2) bien établi maintient les deux navires aux allures portantes.
Dans le moment, les hommes non tenus par le quart en sont de nettoyer le bord autant que faire se peut. Des mouettes, annonciatrices de la proximité de la terre, escortent les deux bâtiments en criaillant alors que le soleil entame sa lente descente vers le ponant empourpré.
Dans la cabine partagée avec le troisième lieutenant, alors qu'Erwan Kergoat met la dernière main à son coffre, se font entendre des coups frappés à l'écoutille (3).
1 – marine : prononcer canote
2 – marine : sud-ouest
3 – marine : porte
- Entrez !
Pénètre la merluche, un matelot de pont affecté au service du capitaine :
- Oui ?
- Le capt'ain y vous espère pour le dîner lieut'nant.
- Merci la merluche, j'arrive.
Sa cabine, située à l'arrière, n'est guère éloignée de celle du capitaine Le Floch.
- J'espère ne point vous avoir fait trop attendre capitaine ?
- Nullement mon ami. Votre santé vous permet-elle un verre de cet excellent Xérès ?
- Assurément capitaine, merci.
- Comment vous sentez-vous ce soir ?
- Aussi bien que faire ce peut en mon état, hormis les jambes qui me donnent sentiment d'un lendemain de forte bordée (1).
Michel Le Floch énonce son grand-rire sonore.
- Qui sait si cela ne vous aiderait point pour le moins !
- J'en suis d'en douter capitaine !
- Avant le repas, vous sentez-vous de faire calcul de notre heure d'arrivée demain ?
- Pour autant que vous me fassiez connaître notre actuelle position et me fournissiez le calendrier des marées, je pense d'en être capitaine.
Michel Le Floch pose son index sur la carte déroulée sur son bureau :
- Nous sommes, à trois ou quatre miles près, sous la latitude de Port-Joinville.
Après avoir consulté les différents documents et effectué ses calculs, Erwan Kergoat regarde le capitaine :
- Nous devrions nous trouver sous le vent de Groix alentours de huit heures trente et pourrons ainsi bénéficier de la marée de dix heures si le temps se maintient, avec toutefois certain doute…
- En cela ?
- J'ai, au vu du ciel de ce soir, sentiment d'un changement de temps pour la journée de demain, changement qui devrait survenir au renversement de marée. Fasse que nous puissions
1 – marine : sortie à terre, fête…
maintenir l'allure d'afin parvenir dans les passes de Port-Louis à l'heure dite, car autrement nous en serions d'empanner devant Larmor afin d'espérer la marée suivante.
- Bien raisonné Erwan Kergoat. Quel dommage que vous décidiez de rejoindre la terre…
- Rien n'est encore dans le définitif capitaine, mais il me faut quelques mois de repos d'avant décider. Cela ne se fera que dans l'après…
- J'espère que vous réfléchirez dans le mieux mon jeune ami, car vous êtes fichtrement bon marin avec, si vous restez, un bel et bon avenir, foi de Le Floch.
Et, levant son verre :
-Yerc'h mat (1) Erwan Kergoat, au bon recouvrement de votre belle santé !
- Trugarez (2) capitaine.
Le corsaire, suivi de sa prise, pénètre maintenant les passes de Port-louis délivrant l'accès à la rade de An Oriant.
Nombreuses sont les embarcations, yoles, plates, canots (toujours prononcer canote) escortant la belle-Marie qui, malgré ses innombrables blessures, avance fièrement vers le quai des Indes où elle prendra son atterrage.
Michel Le Floch, droit sur sa dunette, dirige gaillardement la manœuvre. Le voici à héler Gildas Le Moël, son patron bosco (3) :
- Bosco, faites-moi choquer cette misaine dans l'instant gast (4) !
Puis, se tournant vers Erwan Kergoat se tenant légèrement en retrait :
- Voulez-vous diriger la manœuvre de prise d'accostage lieutenant ?
- Bien le merci capitaine, mais j'ai sentiment que ma voix ne sera suffisamment perçue par les gabiers. Permettez-moi de vous adresser dès maintenant mon salut car, une fois que nous aurons atterré, vous n'aurez guère plus temps…
1 – breton : à la votre !
2 – breton : merci !
3 – marine : maître de manœuvre
4 – breton : juron, putain !
Les deux hommes échangent une vigoureuse et amicale poignée de main.
- Et surtout, Erwan Kergoat, ne faites point oubli d'espérer ma visite dans les quelques jours à venir.
- A votre envie capitaine.
- Kenavo (1) mon jeune ami.
- Kenavo capitaine.
Une foule imposante s'en est venue accueillir la frégate blessée et sa prise.
Un bagad (2) fait entendre ses accords qu'alors un important aréopage d'autorités espère la coupée (3) pour accéder le bord.
Des carrioles attelées s'approchent du bâtiment afin de mener les blessées graves. Ils vont être dirigés vers l'hospice où ils seront pris en main par les chirurgiens et médecins.
Ce n'est pas sans une certaine émotion, qu'une fois rendu, Erwan descend du fiacre qu'il a commandé à son départ du bord.
- Vous voici donc arrivé lieut'nant. Je m'en va vous débarquer vot' coffre du temps que vous ouvriez vot' porte.
L'huis déclos laisse échapper des relents de moisi.
- M'est avis qu'il va vous falloir tout ouvrir pour laisser s'échapper cette odeur. De l'air y fera du bien à vot' maison. Y'a déjà certainement bon temps que vous d'vez êtes parti d'ici…
- Certain temps déjà, oui. Dites-moi mon ami, je vais vous demander un service. Auriez-vous en obligeance de faire halte à la taverne du port ? Voici de quoi vous désaltérer. Vous
1 – breton : au revoir !
2 – breton : ensemble musical (pluriel, bagadous) composé de binious (cornemuses) "coz" (grands) ou "bihan" (petits) et bombardes (sortes de flûtes à anche et pavillon évasé)
3 - marine : passerelle permettant l'accès à bord ou escalier
ferez demande après la patronne, Marie-Soizik Lagadec, et la prierez de s'en venir me trouver si son temps le lui permet.
- Comptez sur moi lieut'nant, il en s'ra fait ainsi à vot' demande. Et bien le merci de vos largesses. Z'êtes un homme qu'à du savoir-vivre gast ! Vous voilà parti pour une longue escale, et s'il vous fait besoin de mes services An Oriant, vous pourrez toujours faire demande après moi à l'auberge du Quai. Y m'connaissent bien et y m'préviendront ! Yan Bourhis, c'est mon nom.
Kenavo lieut'nant.
- Kenavo Yan Bourhis, trugarez !
Erwan Kergoat s'active, mais doucement car le voyage par la route lui a fait durement ressentir sa blessure encore fraîche, à déclore fenêtres et volets d'afin aérer son intérieur.
Le voici maintenant à préparer son foyer car en ce soir de Mars dix huit cent dix la froidure en est encore de se faire ressentir.
- Te voici donc enfin atterré Erwan Kergoat !
L'entendu de cette voix le fait sursauter et se retourner dans l'instant, geste qui lui laisse échapper un gémissement de douleur.
- Marie-Soizik, te voici donc !
La silhouette d'une femme âgée, toute de noir vêtue et portant coiffe, se profile dans l'entrée à contre-jour. Marie-Soizik, sa moebr (1) qui tient la taverne du port.
- Mais quelle tête tu m'offres là ma bihan (2) ! Te voici avec face aussi blanche que farine de froment. Serais-tu donc navré mon Erwan ?
Dame ya Marie-Soizik ! J'ai reçu certain mauvais coup de cuillère à pot d'un fusilier batave. S'en est fallut de peu que je ne termine cousu dans un sac à voile, une gueuse aux pieds afin de m'en aller saluer les poissons.
- Pose-toi vite sur cette chaise ma bihan. Je m'en va t'allumer ton foyer. Ma doué, de te voir ainsi me fait penser à
- ton père en ses jeunesses ! Sais-tu que tu lui ressembles au plus, si ce n'est tes yeux gris que tu dois à ta défunte mère…
1 – breton : tante
2 – breton : mon petit
Les premières flammes jettent leur lueur dans la pièce, faisant se dégager une fumée qui les fait tousser.
- C'est point grave mon Erwan, juste l'humidité et d'ici à une heure ton foyer aura entièrement séché. Mais maintenant ma bihan, fais-moi conte.
- J'étais, comme tu t'en souviens, embarqué sur la belle-Marie comme deuxième lieutenant, sous les ordres du capitaine Michel Le Floch…
- Le Floch… Michel Le Floch… Celui de Lanester ?
- Celui-là même Marie-Soizik.
- Rude marin paraît-il que cet homme là, et rude corsaire mais bon capitaine à ce que l'on dit… Mais continue donc ma bihan.
- Certain jour que nous croisions au large de l'Espagne, nous avons aperçu un hollandais, magnifique haut-bord que nous avons pris en chasse et ensuite longé à l'honneur (1). L'abordage ne fut pas des plus aisé, mais après un bon couple d'heures, nous l'avons quand amené à raison (2). Alors que j'en étais de regrouper des prisonniers, un fusilier, étendu sur le pont, et faisant dans le semblant de gésir, s'est subitement relevé et m'a taillé de son sabre sans que je puisse m'y attendre. Heureusement que notre chirurgien est homme expérimenté. C'est à lui que je dois de pouvoir, dans l'actuel, te parler.
- Mais de maintenant, comment te sens-tu mon Erwan ?
- A la franche vérité ma bonne Marie-Soizik, encore fort peu vaillant. J'en suis d'avoir déposé mon sac à terre car il me faut quelques longs temps de rétablissement.
- Mais te voilà seul ici en cette maison ! Comment comptes-tu t'y prendre pour ton ménager ?
- C'est bien pour cela que je t'ai fait demande. Pourrais-tu pour aujourd'hui m'approvisionner pour le moins ?
- Compte-dessus ma bihan. Je m'en va te quérir certaines provisions et pour ce soir te monterai le fricot. Mais il me vient une idée pour l'après…
- Conte-moi je te prie.
1 – ancienne marine à voiles : défié
2 – ancienne marine à voiles : vaincu
- J'ai certaine filleule à Ploemeur qui se pourrait, si tu le désires, venir prendre gouvernement de ton logis mon Erwan. Ainsi tu la gagerais à ton idée car la petite n'est guère gourmande. Elle a pour nom Gaëlle, Gaëlle Le Guyader. Une bonne petite fort sérieuse et courageuse, mais se devant d'assumer certaine disgrâce car elle est venue au monde avec un pied bot la pauvrette. Mais cela ne l'empêche point d'œuvrer d'égalité avec les autres, sinon plus tu m'en croire, foi de Marie-Soizik.
- Je te fais grand merci de ton idée Marie-Soizik, car tu m'ôtes certain souci. Et de quand pourrait-elle s'en venir se présenter ?
- Je va faire demande à Fanch (1) Elouarn d'aller la quérir avec son banc. Il me refusera point ! Disons pour… après demain ? Jusqu'à là ma serveuse, Madeleine Le Corre, s'en viendra te porter ton fricot. Sommes-nous en accord ma bihan ?
- Mille merci à toi ma bonne Marie-Soizik. Et que deviendrais-je sans toi ?
- Arrête-donc de faire courir la flatterie sur ta langue, mauvais galopin ! Ma doué mon Erwan, que je suis heureuse de te voir. Mais dis-moi, de ta blessure, as-tu encore besoin de soins car j'ai sentiment de te voir encore enfiévré ?
- A vrai dire je ne suis point encore totalement remis de cette navrance (2)…
- Demain je vais faire demande au docteur Le Cornec, celui de Larmor, de s'en venir te visiter. Je pense qu'il viendra dans le courant de la journée.
Halée au sec et démâtée, les brèches de son bordage agrandies et nettoyées, la belle-Marie offre ses nombreuses blessures à la vue de tous.
Des odeurs de bois frais œuvré flottent parmi les relents de coaltar (1) et de peinture. Des cuveaux où fond le goudron, posés sur des brûlots, s'échappent des vapeurs à l'âcre senteur. Des coups de maillets, des couinements de scies se mêlent aux cris, jurons et discussions des charpentiers de marine et hommes d'équipage.
Une équipe de gabiers glènent (2) des longueurs de bouts (3)
- Double-rhum !
L'interpellé, une longue pipe de porcelaine serrée entre ses dents, se retourne vivement :
- Gast ! C'est-y bien vous capt'ain ?
- Dame ya double-rhum! Le lieutenant Le Bars se trouve-t-il à bord présentement ?
alors que d'autres confectionnent des épissures, surliures et autres boules de touline (4)
Le chantier dénonce son intense activité.
1 – marine : mélange de poix et de goudron servant à l'étanchéité de la coque
2 – marine : lover, enrouler en spirale
3 - marine : cordages, prononcer boute
4 – marine : boule tressée en cordage
- Y devrait s'trouver d'faire inspection du puits aux chaînes capt'ain.
- Va lui faire demande de s'en venir me trouver.
- A vos ordres capt'ain !
Michel Le Floch et Erwan Kergoat ont maintenant pris pied sur le pont du navire en s'efforçant de ne point gêner les hommes au travail.
- Alors, quel sentiment de se retrouver à bord lieutenant ?
- Du plaisir capitaine, du grand plaisir. Et de l'émotion…
Le paysage est devenu sévère, les bois plus sombres et les pentes plus abruptes. La température a considérablement fraîchie. Une pluie insistante tombe depuis le milieu de la nuit et de longues écharpes de brume s'accrochent aux cimes des mélèzes.
Erwan Kergoat et Gwen Rouzik ont enfilé leur manteau, tant la fraîcheur se fait maintenant ressentir. Ils contemplent, au travers de la vitre de la diligence, ce paysage austère. Les sommets ont disparu dans le ciel bas et gris. Les toits de lauzes des maisons luisent doucement sous la pluie.
- Mais pourquoi ces maisons sont presque noires ?
Un des passagers de la diligence renseigne Gwen :
- Elles sont bâties en pierre de basalte, de la pierre de lave. Un matériau fort résistant et peu onéreux, pour peu que l'on veuille se donner la peine de le ramasser et le tailler. De même pour les lauzes de la toiture.
- Et pourquoi donc sont-elles si basses ?
- Pour mieux résister aux rigueurs de l'hiver qui, ici est toujours long et rude. Je peux vous assurer que quand souffle l'écir (1), il ne fait point bon sortir de chez soi tant le froid se fait ressentir avec vigueur. Et l'ivern (2) ! La première tombée se fait dans le début de novembre et dure jusqu'aux Pâques faites. Elle ne commence réellement sa remontée (3) que dans les premiers jours de mai. Il est coutumier de voir trois à quatre pieds (4) de neige, continuellement.
- Mais… durant ces temps… et les bêtes ?
- Hormis leur sortie quotidienne pour se rendre à l'abreuvoir, elles passent la totalité de leur temps encloses en l'étable.
- Et les gens, les éleveurs, les agriculteurs ?
- Ils mettent cette période à profit pour effectuer tous les travaux d'intérieur, ainsi que la remise en état de tous leurs matériels qui sont, par la force des choses, négligés pendant l'été, car ces hommes et ces femmes n'ont alors plus une seule minute à eux. Dès le début de la remontée de la neige jusqu'aux premiers frimas, les voici pris du soir au matin par les travaux de la terre, du bétail, des fauchaisons, du bois, ainsi que travaux de maçonneries extérieures ne pouvant être effectués qu'en été. Levés avant les aurores et couchés à nuit faite, tel est leur lot quotidien. C'est pourquoi les foires ne se tiennent qu'au printemps et en automne, quand la tâche leur accorde un répit.
1 - cantalien (ou cantalou) : le vent du nord
2 – cantalou : indifféremment la neige ou l'hiver
3 – la fonte des neiges
4 – ancienne unité de mesure de 0,323 m
Hommes et femmes sont logés ici à la même enseigne. Les champs pour les hommes, la maison, le potager, la basse-cour, la traite et la fabrication des fromages, en plus du quotidien pour les femmes. Même les enfants apportent leur contribution en menant le bétail pâturer.
Les fauchaisons s'effectuent de concert, hommes, femmes et enfant, qui gerbent en arrière, les plus jeunes glanant car rien ne doit se perdre.
La tradition veut que tout le monde ici participe. Voisins, famille et amis compris. A charge pour chacun de rendre la pareille, car, en nos montagnes, le temps peut très brutalement passer du beau au pire, et un mauvais orage peut anéantir les moissons en moins de temps qu'il ne faut pour le dire… Ici, la solidarité et l'entraide ne sont point de vains mots !
- Mais pendant la période hivernale, comment font les personnes pour leur ravitaillement ?
- Nos paysans, depuis la nuit des temps, pratiquent l'autarcie… Chaque feu possède en propre son potager où sont cultivés les légumes en prévision, son saloir où est conservé le cochon. Chaque maison resserre son four à pain, tâche qui échoit à la maîtresse de maison. Dans les celliers sont serrés légumes, châtaignes et noix également les pommes se pouvant d'être conservées pour l'hiver, ainsi que les fromages.
Les hommes ont veillé à largement pourvoir lou talièr (1) afin de résister à la froidure hivernale. A charge, pour chaque famille, de gérer au mieux ses avoirs pour parvenir au renouveau sans trop pâtir…
Voyez-vous messieurs, l'auvergnat est dit avaricieux… Mais faites-moi l'honneur de me croire quand je vous affirme qu'il n'en est rien ! Il est tenu d'être économe et prévoyant. Sans ces qualités, l'Auvergne n'existerait plus !
Mais veuillez je vous prie me pardonner car je parle, je parle… et j'oublie de me présenter : Arnaud Bréval, industriel à Saint-Flour.
- Enchanté monsieur Bréval ! Je suis Erwan Kergoat, lieutenant de marine. Mon compagnon a pour nom Gwen Rouzik, charpentier de marine. Le pilon qu'il promène est le mauvais souvenir d'un combat mené contre un navire anglais.
1 – cantalou : endroit ou est entreposé le bois, le bûcher
Nous arrivons en droite ligne, si j'ose dire aux regards des routes empruntées, de notre ville de l'Oriant.
- Je suis honoré de faire connaissance de deux représentants de notre marine. Mais si vous n'y voyez indiscrétion, puis-je vous demander la raison de votre venue en mon pays d'Auvergne ?
- Mon oncle, par feu mon père, s'était installé en votre pays depuis tantôt une bonne trentaine d'années. Il se trouve que, suite à son décès, me voici le seul et unique héritier de ses biens. De cela, je suis espéré chez un notaire de Saint-Flour.
- Un notaire de Saint-Flour me dites-vous ! Et pourriez-vous me le désigner nommément, si toutefois vous n'y voyez inconvénient ?
- Nullement monsieur. Il s'agit de maître Cousin.
- Maître Cousin ? Quelle coïncidence ! Car cette personne se trouve être de mes amis.
Je puis, à notre arrivée, vous y faire mener par mon cocher.
- Bien le merci à vous monsieur Bréval, mais nous préférons, avant de rencontrer cette personne, trouver à nous loger et nous rafraîchir. Si toutefois son emploi du temps lui permet, nous nous rendrons demain en son étude. Nous ne sommes pas à une journée près…
- Messieurs, à votre entendement… Mais j'ose espérer que nous nous verrons pendant votre séjour.
Une malle, recouverte d'une toile imperméable, est solidement attachée à l'arrière de la calèche.
L'herbe, durcie par le gel de la nuit, craque sous les semelles.
- Juloun, avez-vous vérifié tout le matériel ?
- Tout est en ordre lieutenant, prêt pour l'inspection. J'ai même ajouté une couverture supplémentaire pour Melchior.
Miladious ! J'ai oublié les allumettes…
Il se précipite à l'intérieur pour en ressortir, triomphant, quelques instants après.
- Voilà ! Tout est en ordre maintenant.
Angèle, se tenant sur le pas de la porte, leur tend un panier.
- Je gage qu'à midi vous n'aurez pas atteint le fond de la ribena (1). Ainsi vous ne resterez pas le ventre vide.
- Merci Angèle. Vous avez donc bien retenu toutes mes instructions ?
- Si fait mousieur. Je passerai tous les jours pendant votre absence. Je ne laisserai pas la maison se refroidir. Je serrerai tous vos courriers chez moi jusqu'à votre retour. Personne, à par moi, n'a le droit de pénétrer en votre absence, même lou tabellion. Une dernière chose monsieur; lou chabra, je la mènerai chez moi afin qu'elle ne reste seule.
- Parfait Angèle. Que deviendrions-nous sans vous…
- Surtout monsieur, soyez prudent. Je n'ai pas entière confiance en ce simplet de Juloun…
- Ne vous faites pas de souci ma bonne Angèle, tout ira bien. Nous nous reverrons d'ici trois semaines pour le moins…
- Si diou le veut…
Une fois Murat traversée, Juloun fait adopter une allure plus modérée.
- Nous avons maintenant trois bonnes lieues de montée
1 – cantalou : vallée
avant de franchir lou pas (1). Il se trouve une auberge à mi-chemin où nous ferons étape pour laisser reposer Melchior. Inutile de trop courir pour arriver à Dienne, car, une fois rendus là-bas, nous ne pourrons prendre la montée de lou Puech-Martin avant demain. Nous nous arrêterons ensuite après lou pas pour lou dispartir (2).
- Faites-donc à votre idée Juloun !
Le pas franchi, un tout autre paysage s'offre à leurs yeux. Une vallée plus encaissée, plus sauvage que barre, sur l'ouest, la masse sombre et imposante du Puy-Marie.
Le soleil a déjà franchi la méridienne lorsqu'ils décident d'effectuer une halte pour prendre leur collation.
Telle une mère poule attentionnée de ses poussins, Juloun recouvre le dos de Melchior d'une couverture.
- Si je le laisse avec sa transpiration, il pourrait prendre un chaud-refroidi… Monsieur Rouzik, empêchez-le de boire l'eau du torrent. Elle est glacée ! Et elle pourrait lui donner des coliques ou la gonfle…
Gwen, l'esprit à la plaisanterie, lui rétorque :
- Sergent artilleur Marzin, à vos ordres !
Instantanément, Juloun se fige en un garde à vous spectaculaire et salue ce dernier avant de s'en retourner vers le cheval.
Gwen, en souriant, rejoint Erwan.
Gast ! Peut-être faudra-t-il un jour lui apprendre qu'il n'est plus dans la grande armée…
- Dame ya ! Mais pour le moins elle lui aura laissé des traces…
Puis, hélant Juloun :
- Venez donc manger avec nous maintenant !
- A vos ordres lieutenant !
En cette fin d'après-midi, ils n'ont trouvé qu'une modeste auberge dans le petit village de Dienne, blotti dans le fond de la vallée. Inutile de chercher ailleurs, il n'y a qu'elle.
1 – cantalou : col
2 – cantalou : le déjeuner
- Et pourquoi faire les difficiles ? Nous aurons pour le moins un repas chaud et un toit pour nous abriter…
Juloun refuse avec obstination la chambre proposée. Il veut dormir à l'écurie, dans la paille, non loin de Melchior ! Le voici du reste à étriller l'animal dont la robe frémit sous la caresse de la brosse.
- Pour ce soir, une bonne grosse omelette au lard, lou fourma (1) et des fruits.
- Voici un souper de roi ! Que demander de mieux ?
- Profitez de ces oeufs lieutenant, car pour les poules, lou freid va leur fermer lou quioul (2) !
Après le repas, ils sortent faire une courte promenade dans les environs.
Juloun, dubitatif, regarde le ciel…
- meissan sinhé (3) !
- Que voulez-vous dire ?
- Regardez le ciel et sa couleur. Et les traînées de nuages tout là-haut… Demain, le temps va vira (4) au mauvais. Rappelez-vous la luna !
- Et que prévoyez-vous ?
- Un redoux dans le matin et ensuite l'écir (5) qui se lèvera pour ensuite nous apporter l'ivern. Peut-être pas ici sur les bas, mais ségur sur les hauts. Elle ne repartira plus ! Il nous faut partir dans le plus tôt demain matin et passer rapidement lou Puech Martin car là-haut vous sentirez lou freid (6) comme jamais vous l'avez senti. Vous pouvez m'en croire lieutenant ! Surtout qu'il nous faudra marcher une bonne lieue pour le moins avant d'atteindre…
- Pourquoi donc ?
1 – cantalou : le fromage
2 – cantalou : le froid va leur fermer le cul !
3– cantalou : mauvaise présage…
4 – cantalou : virer, tourner
5 – cantalou : le vent du nord
6 – cantalou : le froid
- Parce que d'ici à lou pas de Peyrol (1) la montée qui dure deux lieues n'est pas trop dure, et Melchior tiendra l'allure. Mais ensuite, c'est trop dangereux. La pente est trop rude et le chemin trop étroit pour qu'oun chaba puisse tirer un équipage. La pauvre bête n'y survivrait pas !
- A ce point ?
- Vous verrez par vous-même… Je tiendrai Melchior par la bride pour le guider. Certains chevaux se laissent impressionner par le vide et refusent de continuer. Mais avec lui il n'y aura pas de problème car on se comprend ! Il me fait confiance.
Erwan et Gwen se regardent, perplexes.
- C'est vous le guide…
Les descriptions de Juloun s'avèrent exactes. Melchior trace bravement sa route jusqu'au Pas de Peyrol franchi. Pour Erwan et Gwen, la surprise est totale tant le paysage qui s'offre maintenant à leurs yeux est grandiose. Grandiose et superbe. Et totalement désertique !
- Juloun, arrêtez-vous un moment !
L'équipage s'est arrêté sur un replat et tous mettent pied à terre afin d'admirer ce splendide site sauvage. En un pré pentu où est bâti un buron, de calmes bovidés agitant leurs clochent paissent paisiblement sans prêter attention aux spectateurs.
- Dès la tombée de l'ivern, lou couarre (2) viendra les mener à l'étable jusqu'au printemps et enlèvera las esquitas (1). Finie la musique des vachas (3) dans las prats ! Quant à lou chahona, il n'y paraîtra plus tant l'ivern montera jusqu'au-dessus de son toit
- Alors Juloun, où donc se trouve votre chemin ?
- Devant vous mousieur Rouzik.
Comment deviner un chemin d'accès sur cette paroi verticale qui se dresse devant ?
- Regardez sur la fin de la route, devant vous, à deux cents toises (4) environ… Il commence là !
- Nous ne sommes pas des chèvres pour grimper à flanc de montagne…
1 – cantalou : le col de Peyrol
2 – cantalou : le propriétaire
3 – cantalou : vaches
4 – ancienne unité de longueur d'une longueur de 1,94 m (environ 6 pieds)
- Inutile de remonter à l'intérieur maintenant ! Nous allons
débuter et il s'en faudra, si tout se passe bien, d'une bonne heure pour le moins avant de parvenir. Il faut maintenant marcher calmement car vous ressentirez certainement le changement de hauteur, rapport à ici, et le souffle y vous fera manque. Autre chose, plus nous allons monter et plus vous verrez le grand vide à votre main droite. Si la tête vous vira, respirez tranquillement en tournant le dos au vide et attendez que la tête vous reprenne… Se peut aussi que j'aie besoin de vous pour pousser car certains tournants y sont très étroits. Il y aura tout juste le passage des roues. Ne vous inquiétez pas pour Melchior. Il passera. Je lui ai causé !
Une bonne heure déjà qu'ils progressent, lentement. L'avance se révèle particulièrement ardue et certains passages extrêmement étroits pour l'équipage. Malgré cela Melchior semble n'éprouver nulle crainte, rassuré par la main et la voix de Juloun. Bien souvent ce dernier, dès que la configuration le permet, commande un arrêt.
Immédiatement, Gwen et Erwan calent les roues avec des pierres. Encore quelques toises et ils seront parvenus.
Après quelques efforts qui leur demandent encore une grosse demi-heure, ils parviennent enfin au col ouvrant la voie sur la descente.
- Nous allons donner un peu de repos à Melchior. Il l'a bien mérité !
Juloun, après avoir couvert le dos du cheval, fouille dans ses vastes poches et ressort deux pommes qu'il offre à l'animal.
- Il a bien gagné sa récompense !
Gwen et Erwan ont remonté le col de leur manteau tant les rafales d'un vent glacial se font ressentir. Ils admirent le splendide panorama que détaille Juloun.
- Tout là-bas où se perd l'œil, dans la brume, c'est lou Puech Sancy (1) ! C'est le plus haut sommet de l'Auvergne.
Nous allons bientôt redescendre car las estrebouns (2) pourraient bien causer du mal à Melchior. Je lui ôterai sa couverture un peu plus bas. Heureusement que nous avons fait réparer lou mécanica car, comme vous allez le constater,
1 – cantalou : le Puy de Sancy
2 – cantalou : soudaines rafales de vent glacé
lou davalade (1) est vraiment pentue et, bien que courte, elle demande beaucoup d'attention.
- Quel pays… Murmure gwen ! Il faut avoir des aïeux chèvres pour vivre ici…
- Mais d'ici à deux lieues nous serons arrivés au Falgoux où je sais une auberge tenue par un ami, ci-devant caporal de la grande armée. Et, sauf votre respect mousieur Rouzik, lui aussi danse sur une seule jambe maintenant. Mais en attendant, il nous faut nous hâter !
- Alors, qu'attendons-nous Juloun ?
Erwan et Gwen ont retrouvé l'intérieur de la calèche avec un évident plaisir. Maintenant isolés du froid, ils ressentent, bien que brinqueballés, un vrai sentiment de confort. Ils ne sont pas sans remarquer, au travers des vitres, que l'atmosphère change rapidement. Les bourrasques se succèdent, plus nombreuses maintenant, le ciel prend une vilaine couleur gris-jaune.
La descente vers la vallée est vraiment périlleuse et Juloun doit serrer le frein de toutes ses forces afin d'éviter une accélération du véhicule, ce qui ne serait pas sans conséquences dramatiques pour eux et Melchior.
Une fois la calèche enfin parvenue dans les bas, Juloun fait stopper le cheval pour lui ôter la couverture. Ils se sont arrêtés devant un cours d'eau dévalant avec bruit des sommets.
- Nous serons rendus d'ici à une lieue, un peu moins même !
La pénombre de l'épaisse forêt, à travers laquelle serpente le chemin que longe le torrent, leur donne le sentiment d'un crépuscule.
Soudainement, au sortir de la forêt, s'ouvre devant eux une vallée encaissée aux pentes boisées avec, en premier plan, un village s'étirant en longueur.
Juloun, qui depuis peu a fait accélérer le pas au cheval, se retourne et leur crie :
- Nous voici enfin arrivés !
L'équipage, après avoir pénétré une cour, s'arrête enfin.
Erwan et Gwen regardent autour d'eux et aperçoivent une enseigne sur laquelle sont inscrits les mots : l'hostellerie du vétéran !
1 – cantalou : descente
Un homme à l'embonpoint avancé, et dont la jambe gauche, à l'inverse de la jambe droite de Gwen, est remplacée par un pilon, s'avance en claudiquant.
- Boujorn messieurs !
Puis, reconnaissant Juloun :
- Miladious ! Est-ce bien toi l'artiflo (1) ?
Les deux hommes se congratulent à renfort de grandes bourrades dans le dos.
- Ségur que c'est bien moi l'ancien ! Je te présente mes patrons pour qui je travaille comme cocher, lou lieutenant de marine Kergoat et son ami, mousieur Rouzik, lui aussi un vétéran de la marine.
- Boujorn messieurs, cossi anatz (2) ? Mais on va pas continuer à discuter dehors, surtout avec l'ivern qui s'en vient.
- Fais-donc entrer ces messieurs à l'intérieur pendant que je mène mon ami Melchior au chaud. C'est toujours pareil ici ?
- Pas de changement l'artiflo, tu connais ! Messieurs, seguetz me, achabatz dintras.
L'intérieur de la salle est chaleureux et le bois de châtaigner qui flambe allègrement dans la cheminée pétille joyeusement.
- Donnez-moi vos manteaux et remettez-vous ! Mais d'ound venetz (3) ainsi ?
- Nous avons quitté Dienne aux aurores et ensuite avons passé le Puy Marie avant d'arriver ici.
- LOU PUECH MARTIN ! Dites-vous, lou Puech Martin ? Ce fou d'artiflo vous a fait passer lou Puech Martin ? Avec votre calèche et l'ivern qui s'en vient ! Moun diou… Vous auriez-pu êtres bloqués là-haut, la calèche basculer, lou chaba (4) tomber… Je vais lui conter son fait à cet ahuri, ce fils de dégun (5), ce simplou, cet inconscient, ce… ce… Lou Puech Martin… Il n'y a bien que lui !
Mais je m'emporte, je m'emporte, alors que vous devez avoir besoin de vous installer confortablement devant lou cantou… Remettez-vous donc ! Je vais vous offrir de quoi vous réchauffer en attendant la suite. Je serre en ma cave un vin de Salers dont vous me conterez après l'avoir goûté, et…
Erwan décide alors de faire cesser cette logorrhée.
1 – argot militaire : l'artilleur
2 – cantalou : bonjour messieurs, comment allez-vous ?
3 – cantalou : d'où venez-vous ?
4 – cantalou : le cheval
5 – cantalou : personne, le fils de personne
- Allons ! Il n'y a pas de drame puisque nous voici ici monsieur… Monsieur comment s'il vous plait ?
- Oh pardon ! J'ai oublié de me présenter : Jousèt (1), Jousèt Pradel, ci-devant caporal au service de l'empereur, au Quatrième Sapeur ! Et blessé à Friedland où j'ai perdu ma jambe gauche. Comme vous monsieur ! Pardon, je voulais dire que, comme vous, j'ai perdu une jambe… A la suite de quoi j'ai été démobilisé et je suis rentré au cestus (2) ou, avec mon pécule, je me suis installé et me voici maintenant dans mes meubles. Et…
- Vous ne nous auriez-pas parlé d'un certain vin de Salers ?
- Excusez-moi ! Mais je parle, je parle, et j'oublie… Mais entre nous, pas de monsieur Pradel… Faites-moi l'honneur de
m'appeler Jousèt. Je vais chercher votre vin…
Erwan et Gwen, échangeant un regard complice, peuvent difficilement réfréner leur envie de rire.
- Quelle baboîte (3) que cet apôtre, gast !
- Oui, mais au demeurant un brave homme quand même.
L'hôtelier, porteur d'une bouteille et de verres rejoint les deux hommes.
- Vous n'avez pas mangé hein ! J'ai donné des ordres pour votre repas.
Jousèt emplit les verres avec, sur le visage, une expression de gourmandise.
- Admirez cette robe. Et ce bouquet ? Vous m'en direz… A la bonne vôtre messieurs ! Ainsi vous…
A cet instant précis pénètre Juloun qui secoue son lourd manteau.
- Ca y est, la blanche commence à tomber ! Nous sommes arrivés à temps.
- JULOUN ! Espèce de malade de la tête, fils de dégun, baraban (4), mais as-tu perdu la raison ? Déjà que tu n'en as pas de reste… Faire passer lou Puech Martin avec ce temps ! Tu mériterais que te foute un timplan ! lhi vaje te torse lou col, troche d'omes (5) !
1 – cantalou : Joseph
2 – cantalou : pays
3 – expression lorientaise : bavard
4 – cantalou : fils de personne, bohémien
5 – cantalou : tu mériterais que je te donne une gifle ! Je vais te tordre le cou, homme de rien !
- Caporal Jousèt Pradel, c'est ainsi que tu t'adresses à ton supérieur ?
- Supérieur ? Supérieur ? Moun quioul (1) ! Bon à rien.
- Jousèt… Plutôt que de dire des coulhounadas (2), sers-moi donc un verre de ton vin !
L'altercation est maintenant terminée et les quatre hommes boivent en amitié.
- Vous aviez raison Jousèt, ce vin est un vrai plaisir.
- Lieutenant !
- Oui Juloun ?
- Melchior il est maintenant bien au chaud et bien installé. Je descendrai la malle tout à l'heure car nous allons êtres
tenus de dormir ici…
- Ce qui, assurément, sera mieux que de dormir dehors… Jousèt, avez-vous de ce temps des chambres à louer ?
- Miladious ! Autant que vous voulez.
- Donc trois chambres.
- Deux, lieutenant ! Moi je dors à l'écurie avec Melchior. Le caporal me prêtera une couverture. Et avec la paille, dans la crécha (3), c'est pas là-bas que je sentirai lou freid, surtout lorsque j'aurai fermé lou buzaou (4) avec un bouchon de paille.
- Comme vous voudrez Juloun !
Le verre terminé, Jousèt s'active à dresser une table.
- Maintenant il faut que vous vous remettiez ! Segur que débetz este pountus. Venetz manjar un boucin (5). Est-ce que pour commencer des groutouns et de l'andouille de coudina (6) vous iront ?
- tout ira bien Jousèt. C'est parfait.
- Et après, du poulet rôti…
Bien que la neige ait fait son œuvre, il est aisé de distinguer les allées parfaitement tracées, les bosquets de buis harmonieusement taillés et les tumulus des massifs. Un boqueteau aux essences espacées laisse transparaître un lieu agréable où doit régner, pendant la saison chaude, un endroit délicieusement ombragé dans lequel il doit faire bon prendre son ébattement. Les communs sont entretenus avec soin. Ce bel ordonnancement laisse toutefois entrevoir une rigueur toute militaire où la fantaisie de la nature ne peut avoir cours.
Erwan, en riant, questionne Gwen :
- Pensez-vous que le général fasse sonner la Diane chaque matin au réveil ?
- Tout le laisserait supposer lui répond Gwen, riant à son tour.
La calèche s'arrête devant un vaste perron où brûlent de grandes torchères qui animent la façade d'ombres mouvantes. Deux domestiques en livrée descendent rapidement la volée de marches, pour l'un ouvrant la porte du véhicule, pour l'autre guidant les arrivants à l'intérieur d'un vaste hall brillamment éclairé par un énorme lustre dont les innombrables chandelles déversent une lumière abondante.
Après avoir remis leur vestiaire, les deux compagnons suivent un autre domestique, toujours en livrée, qui les introduit dans un vaste salon où règne une certaine animation.
Tous les hommes présents portent de strictes, mais élégantes tenues de soirée détonnant avec les toilettes aux teintes variées des femmes. Sans doute déjà averti de leur arrivée, le général Marchegai vient à leur rencontre afin de les accueillir.
- Le bonsoir à vous mes amis. Je suis heureux que vous ayez accepté mon invitation ! Ce n'est pas tous les jours que nous pouvons accueillir des héros de notre marine et qui s'en viennent en nos montagnes mettre à mal des bandes de malfaisants.
Erwan lui retourne fort aimablement le compliment.
- Mon général, c'est pour nous un grand honneur que d'être ainsi conviés et reçus par un homme tel que vous. Mais si de héros nous devons parler, alors vous en êtes l'archétype.
Familièrement, le général lui prend le bras et lance à Gwen :
- Venez avec nous mon ami !
Il se lance dans la présentation des personnes présentes dont, pour la plupart, la raideur de leur maintien atteste de leur appartenance à la gente militaire.
- Lieutenant-général X, général Y, colonel Z, colonel… lieutenant-colonel… chef de bataillon, capitaine…
Soudain apparaît devant Erwan une silhouette connue :
- Peut-être connaissez-vous déjà notre procureur ?
- En effet mon général ! Nous avons disons… conversé hier. Monsieur le procureur est de ces hommes que l'on ne peut aisément oublier…
Les deux hommes se saluent froidement et il ne faut guère être grand clerc pour percevoir l'antipathie réciproque que les oppose.
Certaine lueur narquoise dans l'œil du général-baron montre qu'il perçoit cet antagonisme et qu'il s'amuse de cette situation.
- Puisque déjà vous vous connaissez, je vous prie de m'excuser quelques instants. Je me dois d'accueillir certaine personne venant d'arriver. A tout de suite messieurs.
- Alors lieutenant, quel vilain ennemi avez-vous décidé de pourfendre à présent ?
- Ceci est de votre domaine monsieur le procureur. Je n'ai fait, en cela aidé de la chance, que m'opposer à une bande de malfrats que vous-même et vos services n'ont réussis à amener à raison… Mais que voulez-vous monsieur le procureur, de partout existent des hommes de terrain et leurs contraires qui puisent leur renom des actions des premiers.
Le procureur pâlit et déglutit avec difficulté mais parvient à maîtriser sa colère sous cette provocation délibérée.
- Mais il arrive lieutenant, que bien souvent les premiers agissent en marge de toute légalité…
- Mais il arrive également, monsieur le procureur, que des chiens s'acoquinent avec des loups du moment qu'ils préservent leurs intérêts !
- Je vous prie de m'excuser lieutenant, mais je suis demandé. Nous nous reverrons !
Le général, que les deux amis n'ont vu revenir, pose sa main sur l'épaule d'Erwan.
- J'aimerais vous présenter ma famille lieutenant.
- Mais bien volontiers mon général, je suis à vos ordres !
Les voici guidés devant une femme d'âge mûr et de mine avenante accompagnée d'une ravissante et gracile jeune femme ainsi que d'un homme jeune d'une taille similaire à celle d'Erwan. Ce dernier remarque son regard clair et sa franche poignée de main.
- Lieutenant, comme je vous l'ai laissé entendre, je désire vous entretenir, avant le repas, pour ensuite vous laisser jouir de la soirée. Ma chère, vous m'excuserez auprès de nos invités. Cela ne saurait être long. Lieutenant, voulez-vous me suivre à mon bureau ! Puis, se tournant vers son fils :
- Venez avec nous !
Une fois dans le bureau, le général débouche un flacon de cristal contenant un liquide ambré qu'il verse dans trois verres.
- Voici un remarquable Pinot que me fait parvenir un de mes anciens officiers revenu à la vie civile et maintenant établi dans les Charentes comme négociant. Vous m'en direz des nouvelles !
- A votre santé mon général !
- Alors lieutenant, puis-je connaître votre avis ?
- Absolument remarquable ! Une vraie merveille.
Grotons? Busau? Que qu'o-es qui ?